Christine Crozat :
Le courage des oiseaux
– qui chantent dans le vent glacé*


Pour la monographie de l’artiste parue aux éditions In Fine [Paris] en 2021




Sur le trajet m’amenant à son atelier parisien, entre deux confinements et deux changements de métro, je me suis remémorée mes précédentes rencontres avec le travail de Christine Crozat, le sentiment de proximité que j’avais pu éprouver devant nombre de ses œuvres, ses dessins et ses calques en particulier. Le corps absent, partout. Les corps en creux, au figuré, et au propre ; les morceaux de corps, qu’ils soient reliques ou bien même membres perdus. Et la lacanienne que je suis ne pouvait que relever : « membres perdus ». J’ai songé aux amputés (toujours au masculin) de mon entourage familial, proche. Aux deuils, nombreux. Je me suis demandée quel deuil pouvait bien se tapir dans tous ses « hommages », toutes ses « abandonnées », dans toutes ces paires, ces gémellités réparées. Oserais-je seulement lui poser la question ?
En sortant du métro, je me suis formulée tout bas que la perte du langage restait certainement la plus traumatique. Je crois que j’ai haussé les sourcils, arrêtée au passage piéton. Qu’est-ce que cette réflexion venait faire là ? J’ai regardé autour de moi – l’empire des signes*. J’ai songé aux cheminements dessinés par Christine Crozat, pleins d’éléments empruntés à la signalétique urbaine, de notations de la raison cartographique*, comme autant d’abstractions bruissant de manière assourdissante et silencieuse à la fois. À ses paysages : ceux qui défilent trop vite pour qu’on en perçoive la rumeur, la tête contre la vitre dans le TGV ; ceux qui, découpant leur profondeur par pans de calques successifs, créent un écho visuel, guident le regard vers l’intérieur, au fond, sur le fond, là où la couleur apparaît, où le silhouettage cède la place à la précision du trait, parfois, la densité de l’aplat d’autres, où la douleur se cache certainement mais ne se laissera guère saisir que fugacement. L’artiste veille au grain, elle sait qu’il faut rester léger afin d’être profond.

À l’atelier, ce jour-là, j’ai compris que Christine Crozat était une contemplative en mouvement perpétuel. Que, comme nombre d’artistes ou d’écrivain·e·s marchant – tout un art, de marcher* –, elle trouvait dans le balancement constant du corps un certain équilibre. J’ai vainement tenté d’épouser son tempo ; elle, virevoltant, déroulant et réenroulant ses grands formats non encadrés, où le trait suit le fil du papier et tisse ainsi progressivement le dessin. Au fil de l’eau, comme Jakuchū. À plat, et par la négative. Car elle trace d’abord les contours des végétaux qui peuplent ses œuvres graphiques (seuls ou en all-over) puis, patiemment, comme l’on progresse sur un chemin, certainement avec la même courbure du dos, la même concentration du regard, elle remplit autour, elle remplit le fond, elle leur assigne une couleur, celle de l’intact, au sens du non-foulé. Une zone blanche, plusieurs, en forme de quelque chose de reconnaissable, pense-t-on. De familier tout du moins. Une zone blanche autour de laquelle tout s’organise.
Nous avons longuement observé ses « Cahiers de confinement », et nous avons évoqué sa pratique de l’herbier. Elle glane dans le tumulte de son environnement urbain, à Paris, à Lyon, au Japon : des sauvages de sa rue* qu’elle range par ordre chronologique de collecte. Elle photographie aussi, beaucoup. Et de ces notes visuelles, de ces végétaux figés entre des pages ou de ces clichés saisis à la volée, elle extrait des motifs qui habitent son travail. Des motifs. Chaque fois que j’emploie ce terme, je me dois d’ajouter : au sens de ce qui met en mouvement. Je me suis dit que les détourages de Christine Crozat étaient définitivement de ces zones blanches qui mettent en mouvement, comme en psychanalyse.

La nuit suivant ma visite à l’atelier, je rêvai de l’artiste. Tout allait très vite autour de moi, mais je restais immobile. Je glanais de temps à autre un indice, et le glissais discrètement dans mon cahier de notes. Je constitue l’herbier du texte à venir, lui expliquai-je doctement lorsqu’elle m’interrogea sur ce chapardage. Arrivée chez moi, j’oubliai mon carnet sur une étagère de la bibliothèque. En le rouvrant plus tard (mais quand ?), j’y découvris, en lieu et place des indices amassés, des galeries creusées par de petits vers de papier, formant d’élégantes symétries dignes du test de Rorschach. J’étais horrifiée.
En me réveillant, je me suis réjouie que les « Carnets de confinement » de Christine Crozat soient en réalité sculptés par la lame acérée de ses scalpels. On y retrouve certes quelques formes de feuilles ou de végétaux, mais également des fentes, assez énigmatiques, suggestives même, à moins qu’il ne s’agisse de bouches pour tenter de dire. Des béances. Un peu comme cette petite barque (vide) dans le tableau de Lorenzetti, sur laquelle s’attarde Pontalis dans un des textes de son Dormeur éveillé*.

J’ai réalisé que cette petite barque me restait de l’évocation de Jakuchū dessinant au fil de l’eau. Ce dont, après de nombreuses recherches, je n’avais retrouvé trace en réalité. Peu importe. Mutatis mutandis, on trouve chez Christine Crozat et ce peintre japonais, que j’avais découvert peu avant lors d’une exposition parisienne, un mélange voisin d’attention extrême au trivial et de stylisation sans pareilles. Et précisément, j’ai réalisé que ce qui m’avait bouleversée la veille n’était pas cette omniprésence de l’absence m’ayant amenée à son travail, puis à son atelier, mais bien autre chose : l’humilité, la simplicité, et la résilience.
Des sauvages de sa rue* qui se fraient un chemin dans le béton ou l’asphalte, en dépit de tout. Son Autoportrait à la fleur fragile (2015). Cet autre Autoportrait au chardon (2018) qui me regarde dans les yeux. Une collection de savons usagés comme ceux que l’on trouvait encore dans les lieux publics lorsque j’étais plus jeune, et qui, m’ont toujours parlé de celles et ceux qui luttent pour rester dignes lorsque la pauvreté cède la place à la misère. Des chaussures. Retirées, déposées, en verre, en résine. Des chaussures s’animant de temps en temps, avec le désopilant goût de l’artiste et de son compagnon, Pierre Thomé, pour l’absurde, dans leurs courtes vidéos à quatre mains. Des chaussures comme à l’entrée d’une maison, d’un lieu de culte ou de recueillement. Des chaussures qui nous chuchotent qu’il y a quelqu’un, là, de l’autre côté, mais qui n’est pas tout à fait là non plus.

Une vidéo de Christine Crozat et Pierre Thomé tournée au Japon, me revient régulièrement (Akitasakata, 2017). Un conducteur de train y est filmé. La caméra ne bouge pas plus que l’homme, qui semble figé ; à moins que l’on attende suffisamment pour assister au fameux signe : sa main droite qui se lève en un étrange salut, et retombe avec délicatesse sur la console. Pour qui ? Pour quoi ? Pour les autres caméras, auxquelles il signale par là même qu’il est toujours en vie.
Peut-être que c’est finalement à cela qu’invitent les œuvres de Christine Crozat, où tout n’est que traversée et transparence. S’aventurer de l’autre côté, et, de là, faire signe qu’on est toujours vivant·e.


Marie Cantos, décembre 2020



* Avec, par ordre d’apparition dans le texte : Dominique A, « Le Courage des oiseaux » (1991) ; Roland Barthes, L’Empire des signes (1970) ; Franco Farinelli, De la raison cartographique (2009) ; Rebecca Solnit, L’art de marcher (2004) ; Itō Jakuchū (1716-1800) ; Ambrogio Lorenzetti (1290-1348) ainsi que Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013) avec « La petite barque » dans Le Dormeur éveillé (2006) ; Éric Motard, Sauvages de ma rue. Guide des plantes sauvages des villes de France (2012).